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Elections présidentielles, Brexit, Covid… Chaque grande échéance électorale, chaque débat sociétal d’envergure est désormais accompagné de son lot de désinformation, parfois alimenté par des Etats hostiles disposant de moyens colossaux. Si la société civile, le monde éducatif, les médias et les entreprises de la Tech se mobilisent pour lutter contre les fausses informations et offrir des outils de prévention, ce travail indispensable reste toutefois insuffisant pour répondre à tous les dangers de notre monde numérique : cyberharcèlement, propagande terroriste, contenus pédopornographiques et, d’une façon générale, diffusion de contenus illicites et haineux. La puissance publique, seul acteur ayant le poids nécessaire pour réguler les grandes plateformes, a un rôle essentiel à jouer dans la lutte directe contre les désinformateurs professionnels et dans la création d’un cadre favorable aux initiatives de la société civile.

« En Europe, l’oiseau volera selon nos règles européennes »

Sous la houlette de Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, l’UE s’est dotée de moyens d’actions sans précédent pour rendre Internet sûr et transparent. Avec le Digital Services Act (DSA), la Commission devient l’autorité de référence pour la régulation des grandes plateformes et moteurs de recherche. Chargée de les surveiller, elle bénéficie de pouvoirs d’enquête et peut, par exemple, requérir l’accès à leurs bases de données ou à leurs algorithmes et, en cas de non-respect, infliger des amendes allant jusqu’à 6% du chiffre d'affaires mondial. Dissuasif… Signe de la confiance affichée par le commissaire européen, lorsqu’Elon Musk a officialisé le rachat de Twitter par un message provocateur « the bird is freed », Thierry Breton lui a rétorqué : « En Europe, l’oiseau volera selon nos règles européennes. » Si l’avenir dira l’efficacité du DSA, force est de constater que les 27 se sont montrés unis dans sa préparation et son adoption.

The Online Safety Bill, une loi Frankenstein?

Pendant ce temps, Londres semble toujours embourbée dans le bricolage de son propre projet de loi sur la sécurité en ligne (Online Safety Bill – OSB). Les tentatives du Royaume-Uni pour réglementer Internet ont véritablement commencé sous Theresa May. Le manifeste des conservateurs lors des élections législatives de juin 2017 promettait que « les règles en ligne devraient refléter celles qui régissent nos vies hors ligne », mais le sujet n’a pas avancé, probablement victime du Brexit et d’affaires plus pressantes.

C’est sous Boris Johnson, en 2019, qu’une version de la législation a commencé à faire son chemin au parlement. L’objectif était de protéger les plus vulnérables en s’attaquant au « contenu légal mais préjudiciable » ce qui devait par exemple rendre illégal l'envoi d'un message causant «  un préjudice psychologique s'élevant au moins à une détresse grave. » Mais cette approche s’est heurtée aux nombreuses contestations de l'industrie technologique et des défenseurs d’une certaine idée de la liberté d'expression, sujet particulièrement sensible sur le plan politique outre-Manche.

Le nouveau projet a été présenté à la Chambre des Communes en décembre 2022, sans la mesure controversée et dont l’objectif est désormais de « contribuer à protéger les enfants, à obliger les entreprises de médias sociaux à rendre des comptes et à donner aux utilisateurs un plus grand droit de regard sur ce qu'ils voient sur Internet ». Face aux critiques du caractère nébuleux et édulcoré du projet, la secrétaire d'État a appelé les citoyens à poser leur questions auxquelles le gouvernement répondra sur son site.

Victime de l’instabilité qui caractérise le paysage politique depuis le Brexit, le projet de règlementation britannique comportait dès l’origine les germes d’une querelle paralysante alors que l'UE a su contourner le problème en axant d’abord son projet sur les contenus purement illégaux (pédopornographie, propagande terroriste…). Sur les contenus légaux mais préjudiciables, l’UE a intégré une évaluation des risques et des audits obligatoires pour les géants de la Tech afin qu'ils puissent être tenus responsables d'actes répréhensibles potentiels tels que des campagnes massives de désinformation.

Pour Chris Stokel-Walker du Guardian, le projet de loi britannique est « un phare de médiocrité » « passé de son intention initiale – se concentrer sur les abus et le harcèlement en ligne – à un appel à la "liberté d'expression". » Le journaliste, qui dénonce un méli-mélo politicien d'intérêts concurrents dénué de sens, juge que le projet est devenu un monstre législatif de type Frankenstein. Là où  l'Europe a réussi à introduire rapidement « une réglementation logique, intelligente et robuste », apportant un camouflet aux Brexiters qui critiquaient les lenteurs de la bureaucratie européenne. Il pointe enfin le dialogue direct entre Thierry Breton et Elon Musk, tandis qu’un courrier du secrétaire britannique aux affaires, Grant Shapp, au magnat de la Tech a été totalement ignoré.

Quel que soit l’avenir législatif de l’OSB et les résultats du DSA, les deux entités sont confrontées aux mêmes enjeux, aux mêmes ennemis. Gageons qu’un nécessaire rapprochement finira par se faire. Les spécialistes de la désinformation qui cherchent à déstabiliser les démocraties, de même que les cyberdélinquants, ont trouvé un immense territoire qui, lui, ne connaît absolument aucune frontière. C’est l’intérêt de l’UE et du Royaume-Uni de ne pas laisser d’immenses brèches, alors que le combat est déjà féroce.


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