Surenchère des faux besoins

Ce ne sont pas les innovations-gadgets qui manquent au CES 2021 : Que ce soit l’ordinateur à triple webcam, le collier à chien doté d’une intelligence artificielle (IA) traductrice d’émotions, ou le robot "smart" détecteur de poussière, la tendance dominante reste celle du toujours plus, toujours plus connecté – et toujours plus extravagant ? –

Toute innovation commence par la question fondamentale du besoin, qui est à l’origine de la conception produit, et en lien avec le concept d’utilité. Concept qui devient aujourd’hui facilement questionnable au regard de certains usages de la technologie qui nous entoure : A-t-on besoin d’un smartphone, d’une smartwatch et d’une tablette pour consulter sa messagerie ? Est-ce vraiment utile de connecter son réfrigérateur à un assistant vocal -comme le suggère l’une des Innovation Awards CES- pour se sentir confortable chez soi ? Ou encore de lancer un cycle de lavage depuis son canapé sur sa tablette connectée au lave-linge ?

Autant de besoins dictés par les producteurs à l’heure du digital, et associés dans leur marketing au « mieux vivre », mais qui correspondent souvent à des fonctionnalités inessentielles, redondantes et sans utilité avérée. Il serait certes absurde de nier les progrès amenés par la croissance technologique dans maints domaines de nos vies, la santé pour n’en citer qu’un (sujet sur le devant de la scène au CES cette année par ailleurs). Mais force est de constater que la tendance est de surenchérir et courir après des besoins superflus, favorisant un mode de consommation du numérique qui risque d’être dommageable pour le style de vie du consommateur et pour l’environnement.

Impact du numérique : le jeu en vaut-il la chandelle ?

On associe souvent la dématérialisation à une démarche écologique. On parle de plus en plus de l’IA au service de la transition énergétique, à travers la prédiction de la demande d’énergie électrique, notamment. Mais devant la réalité des high tech énergivores et voraces en métaux et terres rares, ces derniers que l’on continue à extraire et qui sont voués à des usages uniques ou quasi-uniques du fait d’une recyclabilité délicate, des questions se posent quant aux promesses du numérique pour sauver la planète.

Pour illustrer l’impact écologique croissant du numérique, celui-ci est communément comparé au trafic aérien. On remarque, en effet, une progression spectaculaire de 9% par an de l’empreinte énergétique du numérique (fabrication des équipements incluse), avec au total près de 10% de la consommation d’électricité mondiale, dépassant ainsi les émissions carbone du trafic aérien (avant la crise Covid-19).

Un impact environnemental qui va en augmentant du fait de l’explosion des usages du numérique dans les pays développés pour l’essentiel. Cette hyperconsommation est de toute évidence favorisée par l’obsolescence programmée, phénomène revêtant plusieurs formes dont l’obsolescence systémique, qui consiste à rendre obsolète un logiciel, en l’occurrence, en changeant le système dans lequel il est utilisé de sorte qu’il soit incompatible avec les nouveaux produits mis sur le marché.

Laisser le numérique croître à ce rythme irait certainement à l’encontre de la conception d’un monde plus habitable pour tous. Quelles solutions alors, pour réduire cet impact ? Améliorer l’efficacité énergétique ? Investir dans des produits et services numériques verts (éco-TIC) ? Dans la logique de croissance de notre économie, ces deux mesures sont loin d’être des solutions miracles, compte tenu des effets rebond d’ampleur y afférents : on observe, en réalité, que la demande de stockage numérique est davantage susceptible d’augmenter avec une meilleure efficacité énergétique des datacenters. De la même façon que le rajout d’une couche de consommation « verte » à celle de l’offre numérique classique ne fait que soutenir la consommation pour contribuer in fine à une hausse de la demande en énergie globale, annulant ainsi tout ou partie du gain environnemental escompté. 

Vers une consommation plus "smart" de la technologie et du numérique…

"Acheter les équipements les moins puissants possibles, les changer le moins souvent possible, et réduire les usages énergivores superflus." est la définition que propose The Shift Project à la sobriété numérique. Difficile de parler d’usages énergivores sans penser à la vidéo en ligne dont le flux dépassera 80% du trafic de données mondial en 2021. Un appel à repenser individuellement nos habitudes de consommation au quotidien : A-t-on vraiment besoin ou envie de regarder tel ou tel contenu vidéo qui s’offre à nous ? Y a-t-il moyen d’accéder à l’information autrement qu’en streaming ? A défaut, est-ce un usage indispensable dans les transports (coût écologique plus élevé en mobilité) ?…

A l’échelle de l’entreprise, la performance ne se résume plus à des critères financiers qu’on va chercher dans l’exercice comptable passé. Cette notion est amenée de plus en plus à intégrer des éléments d’engagements RSE*, qui eux font plutôt appel à un exercice de projection dans le futur. Les ODD* de l’ONU à l’horizon 2030, la loi énergie-climat en France avec l’objectif de neutralité carbone en 2050, ou encore la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire avec 2040 comme ligne d’arrivée… Autant de raisons pour que les organisations, tous secteurs et tailles confondus, se sentent incitées à prendre le virage du numérique soutenable. Il en va, pour certaines, de leur capacité à répondre aux besoins de leurs clients, comme en témoignent les intervenants du colloque Sobriété numérique, organisé par le Cigref, le 26 novembre dernier (dont Le Groupe La Poste).

Dans la même optique, le courant « low tech », qui commence à émerger dans les écoles d’ingénieurs, cherche à promouvoir des solutions simples, résilientes, durables, et peu coûteuses. Le Low-tech Lab est un exemple de communauté structurée autour de ces principes, qui a l’ambition de « donner l’envie et les moyens de faire mieux avec moins » en explorant et partageant ce type de solutions avec le plus grand nombre en open source. Outre les bénéfices écologiques de cette démarche, il s’agit là de stimuler la créativité au lieu de consommer passivement la technologie, d’incarner les valeurs humanistes de l’économie sociale et solidaire (ESS) en agissant pour l’intérêt général, notamment celui des pays en voie de développement, et de s’ingénier au service de la réduction des inégalités en luttant, par exemple, contre la fracture numérique (à travers la conception d’appareils accessibles à partir de composants de seconde vie, etc.).  

Et si ce regain d’intérêt pour la low tech faisait tache d’huile ? Et si la sobriété numérique et l’innovation frugale devenaient le nouveau « smart » ? La crise Covid-19 peut bel et bien être l’occasion de redéfinir des notions comme « l’innovation disruptive », le « smart », et de se les réapproprier à la lumière de l’urgence climatique, des défis socio-économiques auxquels nous faisons face, et des besoins réels qui en découlent. S’agit-il de vouloir tout connecter à tout, et continuer à alimenter cette boulimie technologique ? Ou d’inverser progressivement la donne vers un mode de vie centré sur l’utile, le soutenable, et le solidaire ? Des questions d’autant plus accentuées par l’arrivée de technologies comme la 5G dans nos vies, et que seul le consommateur a le pouvoir de trancher.   

*Objectifs de Développement Durable


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