L'audience est venue en nombre en ce soir du 3 décembre à la Danysz Gallery, malgré le froid et les statues sublimes mais troublantes de l'américain Mark Jenkins, pour certaines  disposées en façade et à l'entrée, au risque d'effrayer les passants. Le lieu, fondé au cœur du Marais par la marchande d'art Magda Danysz à la fin du vingtième siècle, accueille "7.1", la nouvelle exposition du collectif français, Obvious. Il y est question, entre autres, d'intelligence artificielle au service de l'art,  concept encore flou pour beaucoup de mortels.

Scanner cette œuvre ("Lighthouse of Alexandria 1.2") renvoie vers une version augmentée mintée en NFT. © JDN

Au moment de présenter leur travail à l'assemblée, une consœur leur indique ainsi qu'elle a essayé de générer des images via l'intelligence artificielle ; de fait, elle aussi peut se revendiquer artiste. Guère gêné par cette réplique laissant penser qu'un pinceau en main suffit à peindre une toile de maître, le collectif répond patiemment. Un sacerdoce. "Les photographes actuels n'ont pas à expliquer comment marchent leurs appareils ; bientôt, c'est ce qu'il se passera aussi avec l'IA. Nous, une bonne partie de notre discours se veut pédagogue et explicatif, notamment sur la place de l'humain toujours importante dans le processus de création. Lorsque ce sera assimilé, on pourra rentrer au cœur du sujet que l'on traite", nous confiera un peu plus tard Gauthier Vernier, l'un des membres du trio.

Depuis la formation du collectif, les trois protagonistes d'Obvious composent avec l'incompréhension, voire la défiance. Leur renommée, bientôt documentée dans un documentaire sur Canal+, s'est faite presque par hasard, en 2018, lors d'une vente aux enchères chez Christie's à New York d'une de leur peinture aux traits issus d'un programme d'intelligence artificielle. Adjugée à plus de 430 000 dollars, l'œuvre intitulée "Edmond de Bellamy" a défrayé la chronique, suscitant étonnement, sinon des quolibets. "On a été complètement dépassés par l'ampleur des événements", se souvient l'un des cofondateurs, Pierre Fautrel. Au point de quitter New York et l'ébullition pour rallier Paris la nuit même.

L'IA pour repenser masques africains et estampes japonaises

Toujours associé à ce moment, Obvious n'a pourtant jamais cessé de produire, toujours en s'appuyant sur la même démarche : nourrir les algorithmes d'Hugo Caselles-Dupré, dernier membre du trio, d'une inspiration organique, humaine. L'exposition "7.1" présentée à la Danysz Gallery jusqu'au 14 janvier est constituée de toiles représentant les sept merveilles du monde, aujourd'hui toutes disparues, à l'exception de ce qui reste de la Pyramide de Gizeh. Pour les matérialiser, le collectif s'est appuyé sur une collection de textes anciens, regroupés à l'aide d'un historien, pour alimenter un algorithme, lequel a par la suite soumis des réinterprétations visuelles de ces descriptions. Couchées sur toile par un atelier de peintres choisi par le collectif, les œuvres subsistent aussi virtuellement par des jumeaux augmentés, émis en NFT et visibles une fois celles-ci scannés sur l'application Artivive.

De gauche à droite, Gauthier Vernier, Hugo Caselles-Dupré et Pierre Fautrel, cofondateurs collectif Obvious. © Emma-Jane Browne

Avec "Facets of AGI" en 2020, Obvious proposait une série de masques africains en bois, aux traits issus du code et confectionnés par un artiste ghanéen. Quelques mois auparavant, le collectif demandait à l'intelligence artificielle de penser onze scènes de l'ère Edo japonaise, reproduites en estampes. Avec les Franciliens, l'Histoire fournit toujours le socle de la méthode. "Notre message veut mettre fin à la binarité des discours, que ce soit les projections sur le remplacement des machines sur l'homme ou l'enthousiasme exacerbé sur la technologie. Art et science sont liés, c'est une évolution constante et nous montrons que c'est un nouvel outil pour les artistes, un nouveau mode de création et nos collections apportent des analyses ponctuelles liées aux nouvelles technologies. Ce n'est jamais noir ou blanc", poursuit Pierre Fautrel.

Quelques jours après cette entrevue, une bonne connaissance du collectif, Sébastien Devaud, aussi connu sous le pseudonyme d'Agoria, approuve ces propos. Il nous accueille dans un café, rive gauche, tout sourire, après un rendez-vous de très bon augure, mais secret, pour son année 2023. Le cofondateur des Nuits Sonores de Lyon sort à peine d'une longue soirée aux Transmusicales de Rennes, durant laquelle il a offert aux 2 500 personnes du hangar la possibilité de minter en NFT un instantané de la création visuelle et de la musique produites lors de la soirée. Une première.  "J'ai voulu embarquer un public qui n'est pas forcément pro-Web3, qui est alternatif", nous raconte le producteur. "C'est Jean-Louis Brossard (créateur des Transmusicales de Rennes, ndlr), très curieux, très ouvert, qui nous a commandé cette création. C'était bien de les offrir, on ne veut pas d'un rapport mercantile dans ce contexte. C'est un souvenir, dans la blockchain, pour toujours."

Sébastien Devaud alias Agoria. © Charlotte Abramow

Aussi ambitieuse était-elle, cette expérience en NFT était loin d'être la première pour Agoria : accompagné de son ami codeur Johan Lescure, il expérimente avec le support NFT et les algorithmes depuis plusieurs années, particulièrement "depuis la pandémie". Comme Obvious, avec lesquels il a collaboré l'an passé, il s'imprègne lui aussi de matière organique, digérée par les machines. En 2021, l'œuvre Phytocène, composée avec Nicolas Desprat et Nicolas Becker, répliquait en musique et en images les données recueillies par des sondes d'une symbiose entre une plante et ses bactéries. En avril, il collaborait avec la biologiste Alice Meunier pour une série de NFT exhibant en vidéo l'instant où le cerveau humain acte une décision.

Seulement, Sébastien Devaud se refuse à employer l'expression intelligence artificielle. "Personne n'a envie de se confronter à quelque chose d'artificiel, à part quelques paradis peut-être", justifie-t-il. "Je préfère parler d'intelligence augmentée ou d'intelligence algorithmique." Comme ses camarades d'Obvious, il estime cette technologie être "une aubaine pour l'imaginaire." Il dit contempler tous les matins le fruit de l'expression des réseaux neuronaux.  "Il y a une infinité de possibilités consécutives aux demandes faites à l'algorithme. Et tous les jours, tu peux le réécrire. C'est vertigineux."

"Ce que questionne un outil comme Dall-E, c'est le manque de travail"

Lorsqu'on lui raconte l'anecdote du collectif Obvious questionné par notre consoeur mentionnée plus haut, Agoria sourit à nouveau. "Elle a raison", rétorque-t-il non sans ironie. "Je pense que les IA sont là comme un outil et qu'elles questionnent surtout la place de l'artiste, toujours mis sur un piédestal. Avec l'IA, il est primordial pour l'artiste de créer ses propres bases de données : si l'on part de données existantes, comme ce que fait Dall-E, l'approche devient simpliste, il faut faire attention avec ça. Les gens ne seront pas dupes. La question n'est pas de savoir si ce que l'on produit peut l'être facilement mais si cela a un sens. Il doit y avoir un travail. Au bout du compte, ce que questionne un outil comme Dall-E, c'est le manque de travail."

Fragment {Comp-nd} #4791 de l'œuvre composite créée pour le drop Ledger. © Agoria

Pour autant, plus de cinq ans après les débuts d'Obvious, cet art est-il toujours pertinent à l'heure de la popularisation de l'algorithme ? De retour à la Danysz Gallery, Pierre Fautrel, Hugo Caselles-Dupré et Gauthier Vernier ne disent pas autre chose qu'Agoria, eux qui produisent des milliers d'essais par œuvre avant de s'accorder sur un résultat définitif. "Cette évolution n'est pas quelque chose que l'on redoutait, nous étions les avocats de cette révolution créative et elle se déroule aujourd'hui", nous répond le premier. "En fait, nous sommes heureux de ne pas être tombés à côté de la plaque. Notre forme d'art a toujours été conceptuelle, portée par un message et le fait que la technologie ait mis cinq ans à se démocratiser, c'est très bien. Maintenant, place aux bonnes idées et aux personnes créatives. Tout le monde peut acheter un pinceau, un canevas et peindre, et pourtant, tout le monde n'est pas artiste. Nous avons encore des choses à dire."

Dès l'an prochain, le trio s'attellera à l'ouverture d'un laboratoire de recherche, un vœu en mesure de se concrétiser grâce au travail de fond mené par Hugo Caselles-Dupré, lui-même doctorant en machine learning à la Sorbonne. "Aujourd'hui, nous utilisons la technologie mais nous souhaitons désormais participer à son développement", explique Gauthier Vernier. De son côté, Agoria planche déjà sur de multiples projets, comme la suite de son dernier drop NFT réalisé en partenariat avec Ledger et l'agence Renaissance ou d'autres réalisations liant algorithme et bioscience.

Dès lors, si l'année à venir s'annonce déjà fructueuse, comme l'illustre leur présence respective au NFT Paris de février, comment conçoivent-ils l'avenir à moyen terme ? S'ils évoquent le text-to-video "pour l'année prochaine, bien avant le terme des cinq ans", et l'interprétation des ondes cérébrales, ils ne se risquent pas aux prophéties. "Cela va avoir un impact considérable sur beaucoup de métiers, notamment créatifs, mais c'est très compliqué de se projeter. C'est un exercice mental que l'on fait très souvent, pourtant", confie Gauthier Vernel. "On a 100% de chances de se planter avec cette réponse !"


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