Tandis que la fermeture administrative de leurs établissements est prévue au moins jusqu'au 20 janvier et que le Conseil d'Etat a récemment rejeté une demande de réouverture exprimée par l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (Umih), les restaurateurs, venus en nombre lundi 14 décembre dernier sur les places de toute la France, crient la détresse d'une filière à l'agonie. Mais bien décidée à ne pas se laisser abattre, la profession a engagé, de gré ou contrainte par l’actualité, un mouvement de fond pour répondre aux nouvelles aspirations des consommateurs : plateformes de livraison, start-ups de restaurants virtuels, click & collect… autant d’offres qui irriguent aujourd’hui le marché tricolore.  

Constatation amplifiée par la crise sanitaire et la fermeture des restaurants, ces cuisines de l’ombre, d’après l’anglicisme "dark kitchens ", ont su en peu de temps trouver leur public par la densité d’une offre hétéroclite et la simplicité recherchée.  

Pour fidéliser cette nouvelle clientèle, exigeante sur les délais et critique sur la qualité, les restaurateurs ont d’abord dû s’adapter. D’un côté, la cuisine sincère et un tantinet créative ne supportait que trop mal l’empaquetage puis le voyage à l’arrière d'un deux-roues, et de l’autre, le client venu profiter d’un moment entre amis ou en famille, voyait son expérience sacrifiée au gré des retards pris dans les commandes et du bal des va-et-vient incessants des livreurs. Si la cuisine est souvent une expérience de partage, elle doit aussi contenter une clientèle toujours plus pointilleuse qui aime quand les accords sont justes.  

Les cuisines de l’ombre ont alors émergé avec cette idée que la livraison ne doit pas se faire au détriment de la qualité. Bien que multiple, le concept arbore des codes et une identité qui lui sont propres, avec des surfaces pensées exclusivement pour répondre aux impératifs de la livraison. La Tech occupe aussi une place centrale dans la gestion opérationnelle, logistique et commerciale. Revisitée, la restauration fait désormais fit des terrasses, mobiliers, décorations, dont l’investissement impose une fréquentation à la hauteur de l’effort financier.  

Devant le succès fulgurant des plateformes Uber Eats, Deliveroo et consorts, les opérateurs immobiliers n’ont pas tardé, eux aussi, à s’emparer du sujet. Le choix du lieu pour établir une cuisine de l’ombre est en effet un facteur clé de réussite. Trop éloigné des centres urbains, les délais de livraison ne seront plus compatibles avec les aspirations d’une clientèle volage – majoritairement des travailleurs et des citadins. Trop proche des artères principales des grandes métropoles, les restaurateurs devront composer avec des loyers premium. En outre, les locaux doivent être adaptés aux impératifs de la cuisine et comporter des équipements adéquats. 

L'agitation actuelle au sein de la profession s'accompagne du sentiment que les cuisines de l’ombre ont un rôle important à jouer dans la perpétuation des métiers de bouche. Confrontés à l’enjeu économique et urbain de la reconversion, les locaux en pied d'immeuble désertés ou les mètres carrés de surface inutilisée dont regorgent nos villes, pourraient bien constituer le théâtre futur de ces nouveaux hauts lieux de la gastronomie. 

Récemment, dans le 13e arrondissement de Paris, Upstone a proposé une opération de financement d’un local commercial en pied d’immeuble anciennement occupé par une menuiserie, dont l’investisseur réfléchit à transformer cette surface inutilisée en cuisine de restaurant.  Bien qu’il s’agisse d’une hypothèse envisagée parmi d’autres, sa situation exceptionnelle – proche de nombreux bureaux et habitations – et ses qualités intrinsèques – présence d’une extraction d’air, d’une entrée sur rue et de puits de lumière au plafond – en font un projet de reconversion en phase avec le développement économique du quartier. 

Lorsque l’enjeu d’une reconversion est bien de panser les plaies et résorber les conséquences d’un arrêt brutal d’activité, elle peut être vertueuse. Ici, la cuisine de l'ombre est un moyen de transformer la manière de concevoir les recettes gastronomiques pour qu’elles soient accessibles à tous sans discrimination ni frustration.  

"Classique ou moderne, il n'y a qu'une seule cuisine… La Bonne ", disait en son temps Paul Bocuse. Assistera-t-on à la renaissance dans l’ombre de la profession si les pires craintes de nos restaurateurs se confirment  ? Quelle qu'en soit l'issue, les "dark kitchens" ont de beaux jours devant elles : aux Etats-Unis, le numéro un de la livraison de repas à domicile, DoorDash, a déjà créé la polémique après une entrée en Bourse tonitruante la semaine passée. Sa valorisation dépasse les 71 milliards de dollars, deux fois plus que celle attendue. Le principal défi pour la France sera de se différencier de cette course aux profits et défendre son approche gastronomique, non guidée par la seule logique économique !


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