Cela va faire trois ans que la supply chain des entreprises est malmenée. Après les fermetures d'entrepôts et de voies de communication entraînées par les confinements s'est enchaînée une pénurie de composants, qui a à son tour mené à des bouleversements de l'approvisionnement. Désormais, les entreprises estiment indispensable de calculer et réduire l'impact environnemental de leur supply chain par de nouveaux itinéraires. Face à cette succession de contraintes, le jumeau numérique tire son épingle du jeu pour venir en aide à la supply chain et établir par ses simulations de nouveaux plans directeurs. La demande grandit et plus de 50% des entreprises françaises du retail comptent investir en 2023 dans des solutions de supply chain amont, pour les aider à mieux prévoir, acheter les bonnes quantités, limiter les surstocks, et faire face aux nouveaux enjeux de coûts, d'après le baromètre annuel de SEI, éditeur espagnol de logiciel de supply chain management.

Le problème, "c'est qu'il n'y a pas de définition claire du jumeau numérique. Le concept est large et ne signifie pas la même chose selon les clients. Pour certains, il s'agit de visualisation de la chaîne logistique pour prendre de meilleures décisions. Pour d'autres, le jumeau numérique consiste en de la simulation pour anticiper des scénarios ou savoir comment optimiser ses processus", explique Xavier Perret, directeur de l'entité Azure de Microsoft France.

Pour les clients souhaitant déployer un jumeau numérique appliqué à leur supply chain, la première chose à faire selon Bertrand Sulliot, supply chain planning executive chez l'éditeur de solutions de planification de gestion Anaplan, est de bien définir le besoin : "Il faut savoir si le but est de sécuriser l'approvisionnement selon les flux ou d'optimiser les livraisons, ce qui relève plutôt de l'état des stocks et des informations liées aux transporteurs." C'est ce qu'a fait le groupe agroalimentaire américain Kraft Heinz, dont fait partie la marque de ketchup Heinz. "Le groupe subit des perturbations de sa supply chain, les flux se déplacent différemment selon les épisodes de crise. Leur objectif était de maîtriser ces changements", raconte Xavier Perret, chez Microsoft France, qui a lui-même dû faire évoluer la supply chain pour l'approvisionnement des casques de réalité mixte Hololens pour faire face de la même manière aux changements des flux. "Nous nous sommes aperçus que nous avions une cinquantaine de systèmes et des millions de données sur les produits. Nous avons transformé cette série de couches sur le cloud."

"Le partager à toutes les équipes est d'autant plus importante qu'un bon jumeau numérique combine divers profils et compétences"

L'un des enjeux, d'après les acteurs interrogés, porte sur la mise à disposition de la technologie à l'ensemble des métiers. "Un jumeau numérique est la représentation digitale de bout en bout de l'activité de l'entreprise. Toutes les équipes doivent y avoir accès et être familière avec les possibilités pour que la collaboration soit réinventée. Sinon, ce sera impossible d'imaginer la supply chain du futur", estime Bertrand Sulliot, chez Anaplan. Un avis partagé chez Altair, société de développements de logiciels et en service en ingénierie : "Le partager à toutes les équipes est d'autant plus important qu'un bon jumeau numérique combine divers profils et compétences, liés à l'IoT, au traitement de la donnée et à la simulation", souligne Juan Pedro Berro Ramírez, directeur technique des opérations.

Deuxième conseil phare des acteurs interrogés : veiller à la qualité de la donnée. C'est en ayant une donnée précise et à jour que le jumeau numérique se révèle pertinent. Dans l'automobile par exemple, un constructeur a accepté de partager son plan prévisionnel de production avec tous ses fournisseurs. "L'objectif est d'anticiper les ruptures de pièces, raconte Bertrand Sulliot. Une plateforme a été mise en place entre les usines et tous les maillons de la chaîne logistique. Le jumeau numérique s'adapte en fonction des capacités de production et des délais de livraison. Cela a permis, au moment d'une rupture de puces électroniques, d'adapter le plan de production en privilégiant l'acheminement des pièces reçues en priorité vers l'usine de production de tableau de bord, plutôt que vers celle qui en utilise pour les autoradios, dont les livraisons sont moins urgentes."

"La clé de réussite, c'est d'en avoir un usage progressif et non d'exiger une solution complexe d'un seul coup"

La construction d'un jumeau numérique ne prend que quelques semaines. "Concrètement, un jumeau numérique est une interface web où sont stockées les données, avant d'être visualisée en temps réel ou selon des simulations, précise Xavier Perret. Sa création consiste en de l'intégration par API pour connecter le jumeau numérique aux systèmes existants. Il faut définir quelles données remonter, et dans quel langage les faire communiquer entre elles pour les combiner." L'agrégation de données externes permettent par exemple à un directeur de supply chain de savoir si un conteneur est resté bloqué dans un port.

L'IRT SystemX a initié début février un programme de R&D multi-filières pour concevoir et rendre interopérables les jumeaux numériques de systèmes industriels complexes et visant à faire émerger un standard européen. Si certaines solutions complexes peuvent avoisiner "des sommes astronomiques, des solutions classiques sont accessibles à partir de quelques milliers, voire quelques dizaines de milliers d'euros", indique Anthony Hähnel, vice-président Europe chez Altair, qui conseille ainsi à toute entreprise de s'y essayer.

"La clé de réussite, c'est d'en avoir un usage progressif et non d'exiger une solution complexe d'un seul coup. Un jumeau numérique sert à gérer une complexité donc il ne faut pas en créer davantage", poursuit Anthony Hähnel. C'est donc de manière progressive que le groupe a travaillé avec une compagnie aérienne allemande. L'objectif premier a été de visualiser les retards de vol. L'analyse des données et la modélisation des processus a permis de les mettre en lien avec la disponibilité du personnel, puis avec les bonnes pièces de rechange à prévoir au bon endroit pour la maintenance. L'acheminement au bon moment des plateaux repas a ensuite été prévu. "Les ramifications sont larges", confie Anthony Hähnel, dont les équipes ont travaillé plus de six mois sur ce projet et ont obtenu rapidement 20% de réduction des coûts sur la maintenance imprévue.  

La prochaine évolution sera la mise en place de "jumeaux numériques prescriptifs, qui, en plus d'anticiper tout problème, comme la fluctuation des prix des carburants, pourra nous dire comment agir pour y faire face au mieux", assure Juan Pedro Berro Ramírez. En intelligence artificielle, l'apprentissage par renforcement (reinforcement learning) est une piste prometteuse selon Microsoft, qui travaille sur le sujet via son Project Bonsai. Et d'annoncer en conclusion : "C'est la prochaine étape pour Kraft Heinz : que les paramètres du jumeau numérique soient modifiés en fonction des informations remontées sur le système."


Source link